L'art perdu de la lecture

L'art perdu de la lecture

J’ai récemment lu une citation qui m’a interpellé. Dans La conquête du bonheur, Bertrand Russell a écrit :

"La connaissance de la bonne littérature, qui était universelle parmi les gens instruits il y a cinquante ou cent ans, est aujourd'hui confinée à quelques professeurs".

Je pense que l’on peut tous en témoigner. Qui n’a pas déjà ouvert un livre, lu quelques phrases et s’est dit: je n’y comprends rien. On pose alors le livre car, manifestement, il est trop compliqué pour nous.

Qu'est-ce que ces professeurs ont de plus que nous ? Simplement un meilleur sens littéraire, des années d’expérience dans la lecture de livres et d’articles, un plus grand vocabulaire, l’habitude de se confronter à des idées complexes présentées sous des formes diverses et variée.

Les Anglais ont un mot bien pratique qui nous manque en français, désignant à la fois le fait de savoir lire, mais aussi une mesure de notre capacité à comprendre des textes complexes : “literacy”, qu’on pourrait traduire littéralement en inventant le mot “littérarité”, au sens de notre degré de compréhension littéraire. Plus quelqu’un est littéraire et à l’aise avec les mots, plus il est apte à lire et comprendre des textes compliqués.

Pourtant, tout le monde sait lire.

Pour toutes les personnes ayant fait leur scolarité sur le sol européen, lire, un privilège encore à l’échelle de la planète, est devenu un acquit. Tout le monde sait lire au sens technique du terme, à savoir déchiffrer des lettres et donner un sens au mot.

Cette aptitude nous permet déjà de naviguer avec aisance dans la vie de tous les jours. On peut lire les panneaux dans la rue, la notice d’emballage d’un médicament, travailler avec un ordinateur ou même payer nos impôts. Dès lors, bon nombre de personnes s’arrêtent là, et ne voient pas l’intérêt d’aiguiser leurs capacités de lecture qui sortent de la stricte nécessité.

Le problème, c'est que la plupart des gens supposent qu'ils savent déjà lire, sans se rendre compte que la lecture et la “literacy”, comme toute autre compétence, peuvent prendre des années à cultiver et à maîtriser. Mais contrairement au droit, à la médecine ou à la science, la literacy n'est pas une compétence technique, elle est à la base de toutes les connaissances humaines et de la communication. Si vous voulez comprendre un texte de loi, vous devez connaitres les codes pour savoir le lire et l'évaluer. Lorsque vous rédigez un article scientifique, vous devez savoir comment articuler des idées complexes avec un vocabulaire adéquat. Même en médecine, les médecins doivent savoir lire et écrire d’une certaine manière s'ils veulent communiquer efficacement avec leurs patients.

Quand les professionnels de ces branches techniques ignorent l’importance de la lecture et de la “littérarité”, ils donnent naissance à des scientifiques qui ne savent pas comment exprimer leurs idées, à des médecins qui n'ont pas le sens du contact et à des avocats qui se battent pour le mauvais camp. Ils deviennent alors des techniciens au lieu de véritables êtres humains lorsque les compétences techniques sont développées sans ce souci littéraire de la lecture et de la communication.

L'art de l'alphabétisation

On pourrait croire que la lecture et la “literacy” peuvent se résumer à de simples compétences techniques et essayer de les apprendre à l'aide d'un manuel. Mais ce ne sont là des arts que seul la pratique peut dompter.

Cela peut prendre la forme d'un roman difficile à lire ou d'un traité de philosophie compliqué à digérer. Lorsque nous nous débattons avec de nouvelles idées et de nouvelles lectures, nos visions du monde sont constamment remises en question et réorganisées. Parfois, un personnage de fiction peut mettre votre sens moral sens dessus dessous, et une idée philosophique peut faire voler en éclats une opinion que vous teniez pour sacrée.

Lorsque nos idées sont suffisamment remises en question et actualisées, nous développons un esprit souple qui nous permet d'évaluer les informations de manière critique et de voir le monde de manière plus intelligente. Et lorsque nous aurons accumulé suffisamment de connaissances en étudiant les sciences humaines, nous cultiverons quelque chose qu'aucune compétence technique ne pourrait nous enseigner : la sagesse.

Mot de fin, que faire face à cela

Je parle souvent de la beauté de la littérature et du plaisir qu’elle engendre, mais n’oublions pas qu’elle nous apprend aussi à mieux communiquer. À toutes les personnes qui pensent que lire ne sert à rien, il est pertinent de rappeler qu’en plus d’être un plaisir, c’est un réel entrainement pour nos capacités de communication. Une personne lettrée est une personne qui sait mieux comprendre et exprimer des idées complexes, qui sait mieux comprendre l’autre, qui a la disposition de s’informer sur tout type de sujet, qui peut communiquer de manière plus intelligente et appropriée avec l’autre. Bref, un meilleur citoyen globalement.

On nous a appris dans notre apprentissage de la lecture au sens technique du terme. C’était un bon début, essentiel à notre vie. Mais maintenant, c’est à chacun de continuer cet apprentissage, et de porter son intérêt dans la direction que l’on souhaite. Il serait dommage de ne pas entretenir ce super-pouvoir.